Vie des arts (Montreal), Winter 1995, no. 161, p. 67
(Transl. Robert Howse)

«Homme et femme, Il les créa»
Denyse GOULET
Du 19 juillet au 18 août 1995
Lake Galleries
624, rue Richmond Ouest
Toronto M5V 1Y9
(416) 504-5234

Avant de se lancer à corps perdu dans la peinture, Denyse Goulet a suivi un itinéraire sinueux, bigarré, plus imprégné d’intellect que de couleur. Curieusement, ce même parcours constituera le terreau de ce qu’elle appelle désormais sa «quatrième carrière». Denyse Goulet a donc retrouvé sur le tard la vocation longtemps reniée qui lui servait d’échappatoire, toute jeune, dans la salle de classe. Elle forge désormais un univers pictural à la fois fascinant et déconcertant, très communicatif, qui scrute avec subtilité les rapports hommes-femmes en milieu de travail. Elle peint pour se faire justice. Elle a choisi, comme arme, le pinceau.

Originaire de Québec, Denyse Goulet mène à bien des études de droit — la profession d’avocate nourrira allègrement son imaginaire — , puis des études d’allemand, à Berlin. Au milleu des années quatre-vingt, elle travaille à l’ambassade du Canada à Moscou, en pleine guerre froide. Ces années qu’elle qualifie de « difficiles » l’inciteront à s’inscrire, là-bas, à des ateliers de peinture. D’ailleurs, certains de ses tableaux portent les traces de son séjour en milieu totalitaire. Ainsi, la nuée de femmes qui marchent d’un pas sûr dans sa toile intitulée Équité en matière d’emploi, espèces de Bécassines anonymes, respirent, à première vue, la légèreté. Pourtant, du même coup, cette scène bleutée rappelle l’univers très orwellien de la Servante écarlate (The Handmaid’s Tale) de la romancière torontoise Margaret Atwood. C’est ce qui rend le travail de Denyse Goulet terriblement troublant et efficace : une critique sociale drapée dans un univers plastiquement beau et coloré. Dans Le droit et les affaires, deux avocates assises côte-à-côte, nues, côtoient, dans une salle de style, baignée de lumière, une foule de confrères impeccablement vêtus. Difficile de cerner le véritable centre d’intérêt de la rencontre …

Les toiles de Denyse Goulet portent des noms curieux comme Brillant avenir, Matin de carrière, Dépenses de voyage,… Des titres évocateurs et railleurs qui évitent le piège du prosaïsme primaire, du combat, de l’art «potitique» souvent pratiqué en milieu culturel anglo-saxon. Plusieurs femmes de la génération d’après-guerre, celle de l’avancée féministe, de la «prise en charge personnelle», se sentiront particulièrement interpellées par ce monde curieux où les consœurs se font souvent victimes, mais où elles choisissent aussi, à l’occasion, il faut le dire, de se fondre dans les couleurs masculines… Ses tableaux grouillent de personnages aux traits assez suggérés pour y discerner, surtout chez les hommes, des expressions mal contenues de satisfaction et de désir … Des stigmates d’expressionnisme. Dans Pourquoi Lachance ?, les hommes — des cadres vêtus tantôt de brun, tantôt de bleu — trinquent dans une salle de conseil devenue buvette, exhibent maladroitement des sourires vicieux. Des personnages saisis la plupart du temps en plongée, et qui phent l’échiné. « Le langage du corps dit beaucoup plus que le langage du visage, estime-t-elle, Et le visage perd son importance, surtout dans des compositions très complexes à 40 ou 50 personnages».

Denyse Goulet campe ses ambiances dans des tons de terre et des dégradés de bleu, souvent ponctués, dans ses univers plus « féminins » notamment (Sassoon, Les joies du bridge,…), de couleurs très vives, enfantines.

Interrogée sur la signification personnelle de cette palette à forte charge émotive, la peintre privilégie des explications de nature plutôt théorique, technique, sur l’importance du mariage chromatique, de la proportionnalité de l’œuvre, … On retrouve encore une fois la dichotomie ressentie chez Denyse Goulet, cette fois-ci entre le message pictural et le discours. Tout semble si spontané, si urgent pourtant dans son coup de pinceau si peu soucieux des impératifs esthétiques.

La fraîcheur, la grande qualité des grands-formats vernissés de Denyse Goulet, la finesse de son propos artistique, l’irrévérence si fédératrice de son univers intérieur indiquent l’éclosion d’un indiscutable talent.

Claude COUILLARD

Why Jones ?
Huile sur toile, 1993
135 x 120 cm
Courtoisie de John Christman
Photo : Thomas Moore